La question des inégalités dans l’explication, la propagation de la crise ne fait pas de doutes. Mais ce constat ne doit pas exonérer les responsabilités du monde de la finance. Il est toujours difficile lorsque des phénomènes sont corrélés de préciser ce qui est la cause et ce qui est la conséquence. Une revue de quelques points de vue récents.
Selon une étude publiée par le FMI, la montée des inégalités aux Etats-Unis expliquerait aussi bien la crise de 2007 que celle de 1929 . Pourtant, rien n'est fait pour inverser la tendance. C'est la thèse des économistes Michael Kumhof et Romain Rancière. Dans un article publié fin novembre pour le FMI, ils rapprochent la montée des inégalités de celle de l'endettement des ménages.
Pour eux, c'est le point commun entre les décennies précédant la crise économique actuelle et celles d'avant la Grande dépression de 1929. Entre 1910 et 1929 comme entre 1989 et 2008, la part des revenus de la fraction de 1% des ménages les plus riches est en effet passée de 15% à 25%. "On a étudié comment les agents réagissaient à cette tendance, explique Romain Rancière, professeur associé à la Paris School of Economics. On a constaté que malgré l'érosion de leurs salaires, les Américains «d'en bas» cherchaient à maintenir un certain standard de vie, comparable à celui des Américains «d'en haut». L'expression anglaise « keeping up with the Joneses » est symptomatique de cette culture où les gens se comparent constamment les uns aux autres et veulent avoir la même maison ou la même voiture que le voisin".
Les ménages pauvres ont donc abondamment emprunté pour compenser la stagnation de leurs revenus. Mais pour emprunter, il faut qu'il y ait des prêteurs. Et justement, les ménages aisés étaient à la recherche de rendements élevés pour placer leur surplus d'épargne. La soif d'endettement des ménages pauvres leur a permis d'investir dans des produits financiers adossés sur ces crédits.
Pour Philippe Martin dans Libération, une nouvelle interprétation de la crise est en train de s’imposer, au moins en France. Bien plus qu’une dérive de la finance, la crise serait due à l’augmentation des inégalités de richesses. Cette dernière, en particulier aux Etats-Unis est un fait désormais bien démontré et documenté par les travaux influents de Thomas Piketty (école d’Economie de Paris) et Emmanuel Saez (université de Berkeley). Dans ce contexte d’augmentation des inégalités, l’endettement des ménages aurait été le moyen pour maintenir la consommation, la demande et donc les profits des entreprises. Il s’agirait donc d’une des nombreuses contradictions du capitalisme qui cherche à comprimer les salaires mais aussi à vendre à ceux-là mêmes qu’il prive d’un revenu décent. Cette contradiction se résout dans la crise.
Allant dans le sens de cette interprétation, certains travaux suggèrent qu’aux Etats-Unis l’augmentation des inégalités de revenu n’a pas été suivie d’une augmentation aussi forte des inégalités de consommation, différence qui s’expliquerait par l’endettement des pauvres et des classes moyennes.
Cependant, outre que les inégalités de consommation sont plus difficiles à mesurer que les inégalités de revenu, des chiffres récents montrent que l’augmentation de l’endettement des ménages américains, adossée avant la crise à la bulle immobilière, a constitué un phénomène assez généralisé pour les différentes classes sociales. En outre, à l’exception des Etats-Unis, une relation causale entre l’augmentation des inégalités et la crise financière, est difficile à identifier.
Prenons les exemples de la crise financière de 2008 en Islande, celle de la Suède ou du Japon dans les années 1990, qui partagent certaines caractéristiques de la crise financière américaine, crises bancaires précédées par des bulles immobilières : on aurait du mal, pour ces pays, à les expliquer par les inégalités de revenu.
Mais attribuer la crise à l’augmentation des inégalités et au mode de croissance des trente dernières années, c’est aussi diluer les responsabilités, en particulier celles du secteur financier. Ce n’est peut-être pas un hasard si certains banquiers l’ont reprise à leur compte. Il est en fait plus probable que la relation entre les deux phénomènes soit de l’ordre de la corrélation plutôt que de la causalité : augmentation des inégalités et dérives de la finance trouvent leur origine dans une cause commune, d’ordre politique, qui a poussé à accepter à la fois l’idée que l’augmentation des inégalités était la contrepartie naturelle d’une économie plus efficace, et que l’efficacité économique nécessitait le laisser-faire sur les marchés financiers.
La relation incestueuse entre le pouvoir politique et le pouvoir financier a poussé les banques – en particulier les banques de dépôt – à des paris de plus en plus risqués avec le soutien du pouvoir politique. La déréglementation financière, la croissance du crédit et l’énorme concentration de richesses qui en a résulté a donné à la finance un poids économique et politique sans précédent depuis les années 1920. Ce phénomène n’est pas propre aux Etats-Unis : outre les pays émergents qui ont connu des crises financières en 1997 et 1998, ces relations incestueuses étaient aussi présentes en Islande et au Japon. La France, où les membres des cabinets ministériels pantouflent souvent dans les banques et le pouvoir politique reste fasciné par la finance, n’est pas exempte.
Le recours à la dette par les classes moyennes, pour ne pas se paupériser est aussi la thèse que l’on retrouve dans le livre de Larrouturou : « L’urgence sociale »
Pour Alternatives Economiques, les inégalités sont aussi au cœur de la crise : Le creusement des inégalités a été la contrepartie de l'exigence d'une rentabilité excessive du capital qui, elle-même, est à l'origine de la crise actuelle. Pour éviter le retour de telles crises, il faut donc d'urgence limiter de nouveau ces inégalités.
Et Jean-Luc Gaffard, directeur du département Innovation et concurrence de l'OFCE, de conclure : « Il est grand temps de revenir aux fondamentaux de l'économie et de ne plus croire que l'intelligence des financiers résoudra tous les problèmes. Il est grand temps de reconsidérer les véritables sources de la croissance, qui résident dans une certaine égalisation des revenus et des richesses, source d'une demande abondante et diversifiée, garante de l'efficacité des investissements.»
Dans Les classes moyennes à la dérive (Seuil/République des idées, 2006), Louis Chauvel propose des éclairages intéressants sur la « crise » actuelle des classes moyennes. Pour Jean Gadrey, dans l’observatoire des inégalités, « Cet essai, très bien écrit par un sociologue spécialiste du sujet, est une référence du débat politique et social depuis sa parution. Il contient des éclairages originaux sur la «crise » que vivent les classes moyennes depuis une vingtaine d’années. »
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