Août 06

LE MOMENT FRATERNITÉ

Ségolène Royal a étonné en remettant sur le devant de la scène le concept de Fraternité qu’on avait un peu oublié. Paola DEBRIL dans une note de Esprit critique de Avril 2009, N°90 (fondation Jean Jaurès) analyse le livre de Régis Debray, LE MOMENT FRATERNITÉ, Editions Gallimard, février 2009, 367 pages

 «A la lecture du titre Le moment fraternité, le lecteur s’étonne. Ré g i s Debray, « l’homme du sacré et du religieux», s’éloignerait-il de ce qui a fait sa « marque de fabrique », en sortant en apparence
du domaine du religieux? Et pourtant…
Par cette réflexion sur un concept bien laïc de notre République, Régis Debray ne s’éloigne en réalité que peu du sacré. Pour mieux y revenir, en explorant une notion qui touche à la sacralité sécularisée et à cette part de sacré qui fonde toute société… Il y revient donc, le Régis Debray que nous connaissons, en puisant dans toutes ses réflexions antérieures sur le sacré, pour analyser le troisième
des monstres sacrés de notre République qui ornent tous nos frontons : Liberté, Egalité…Fraternité.

Mais alors, pourquoi écrire un livre sur la fraternité, après avoir tant étudié les religions et les autres formes du sacré ? Tout d’abord, parce que la fraternité, comme l’ensemble de notre devise républicaine, de ses attributs et de ses serviteurs (des hussards noirs de la République aux célébrations du 14 juillet) relève en réalité du sacré, héritière de la charité chrétienne, rassemblant un nous autour d’un même idéal transcendant…
Mais plus que par attrait pour la dimension sacrée de cette notion, c’est par révolte que Régis Debray semble s’être lancé dans cet ouvrage qui, par son style dense, rythmé et ciselé, ressemble davantage au plaidoyer qu’à l’essai philosophique.

En effet, Régis Debray commence dès les premières lignes par nous interpeller sur un triste constat : à l’heure où le sacré revient en force jusqu’à se dissoudre dans le « tout sacré », à l’heure où les deux autres principes qui fondent notre vivre ensemble, liberté et égalité, omniprésents, s’interprètent
quotidiennement et font la une, à l’heure où les uns et les autres ne cessent de rechercher ce qui les unit tout en se réfugiant dans de nouvelles tribus, la fraternité est délaissée, suspecte, désuète, indéclinable, voire taboue… Parent pauvre de notre devise, tombée aux oubliettes, et pourtant de là naît le paradoxe.

Dans notre société en manque de repères, avide de communion et de sacré, où ce dernier est remplacé par un « sacré de substitution », des « spasmes collectifs, célébrations courtes et sans sillage », la fraternité pourrait alors apparaître comme une solution, un socle de sacré suffisamment ouvert pour ne pas exclure et suffisamment fermé pour souder et apporter à l’homme ce dont il a tant besoin pour lutter contre la mort.
Après avoir dressé un portait au vitriol d’une société en manque de repères et de sens, qui s’est forgée dans le culte des droits de l’Homme une nouvelle religion, ce que Régis Debray appelle la ROC (religion de l’Occident contemporain), l’auteur lance un appel à la renaissance de cette notion oubliée, mais d’une modernité incroyable à ses yeux.

Avec son rythme saccadé, proche de la révolte, l’auteur décrit de manière acerbe cette ROC qui a déchu, se réduisant au charity business, le show biz étant devenu le nouveau clergé dans une société à la recherche de sacré sans jamais véritablement le trouver. La religion remplacée par « une religion civile (…) kitsch, riche en instantanés et pauvre en visions (…). Une religion light, cathodique et grand public, lacrymale et festoyante (…), aux couleurs
du présent : flashy, impulsive, volatile », véhiculée par la publicité et la télévision, de nouvelles idoles, attendant encore son messie, son incarnation.
La conclusion a quelque chose de désenchanté : les droits de l’Homme sont la dernière religion, mais, devenant un business, ils y perdent en sacralité. C’est bien là que réside le malaise de nos sociétés.

Politiquement incorrect, Régis Debray nous amène à réfléchir sur les limites de nos nouveaux monstres sacrés… Face à ce constat d’errance, comment retrouver ce qui nous unit ? Comment faire vivre la fraternité ? Comment rassembler et recréer ce nous sans risquer de construire de nouvelles barrières ? Comment retrouver du sacré, ce qui unit, ce qui rassemble, sans exclure ? En un mot, Régis Debray nous amène à réfléchir sur le sens de notre vivre ensemble. Si l’auteur est amer, le
lecteur peut tout de même entrevoir dans les dernières pages l’espoir de renouer avec cette devise de la République, trop oubliée parce que difficile à concrétiser…

Comme si la fraternité fondatrice, celle à l’origine de toute société, celle de 89 et de la Résistance (à ne pas confondre avec la fraternité du stade, consumériste et éphémère, sans passé ni avenir), n’avait plus d’attrait ni de point d’ancrage…
Peut-être parce que, comme le souligne l’auteur, « une plaisanterie de mauvaise foi nous porte à vouloir la concorde sans le combat, le lien sans le liant, le réflexe civique sans la conscience historique, les droits sans devoirs, l’horizontale sans verticale…».Peut-être parce qu’il est plus difficile de communiquer sur la fraternité, spontanée et vivante, notion en apparence abstraite, que sur nos deux autres devises, plus portées au juridique (la liberté de même que l’égalité étant dotées de génitifs, alors que la fraternité forme un tout, se suffisant à elle-même…).

Malgré ses limites, lorsque celle-ci se réduit à la seule solidarité, tâche impersonnelle et collective sous la IIIème République (une fraternité rationalisée sans affect ni sacré) ou encore lorsqu’elle devient violente (la fraternité de 89
laissant place à celle de 93), la fraternité a de l’avenir.Terriblement moderne, elle pourrait bien
être la pièce maîtresse de la boîte à outils visant à forger et réparer notre vivre ensemble. La fraternité
est moderne parce qu’elle est une famille transnaturée mais non ethnique, faite d’agrégations
grégaires ; parce qu’elle réunit des individus dans le respect de leurs différences et sur la base d’une adhésion volontaire à une appartenance commune à un nous, lié par un but plus élevé qui le dépasse.

La fraternité serait-elle un socle trop délaissé de la République et qui pourrait nous aider à trouver du vivre ensemble ?
C’est bien ainsi que Régis Debray conclut : « Sortir de la naphtaline notre grande vieille dame humiliée, mais pas encore alitée, ne serait pas la pire façon, sous nos latitudes, d’affronter un avenir qui s’annonce carnassier ».

Mais loin de donner une vision simplement idéaliste, voire naïve, d’une société qui retrouverait pleinement ce qui la soude, sa fraternité première,
Régis Debray nous met également en garde : la fraternité est exigeante, il s’agit d’une gymnastique à pratiquer quotidiennement, mais qui « ne se décrète ni se cuisine ». Sans un certain vibrato, elle ne saurait prendre toute sa dimension sacrée qui fait sa force.
Ce livre résonne comme un cri face à une société qui n’a cessé de chercher à se dépasser en plaçant les droits de l’Homme au centre jusqu’à les ériger en une nouvelle religion, pour ne laisser place selon l’auteur qu’au « droit-del’hommisme».

On sent une certaine amertume et une critique parfois un peu ingrate à l’égard de ce que nous pourrions appeler progrès,notion tant critiquée par l’auteur : si cette nouvelle ROC connaît certains travers, dérivant vers un produit de marque comme un autre, le propos, qui a certes le mérite de nous amener à réfléchir, nous ferait presque oublier que, si les droits de l’Homme sont à ses yeux une nouvelle religion en déroute, ils ont tout autant, du moins, le mérite d’exister.
Pour conclure, Régis Debray décoiffe ici encore, et c’est ainsi que nous le connaissons et l’apprécions… Une plume ciselée, alliant franc parler et rigueur intellectuelle, fluidité et mise en perspective.

Spécialiste des religions, l’auteur n’hésite pas à démonter les « nouvelles religions», au risque de surprendre, voire de choquer, ne serait-ce par son argumentation peu politiquement correcte sur le règne de la nouvelle religion athée, la ROC, qui aurait créé une nouvelle génération d’humanitaristes, « le post-moderne retrouvant la banalité du Bien »…
On sent poindre dans son approche une légère déception face aux espoirs de sa génération, face à un certain idéalisme,notamment lorsqu’il dénonce un humanitarisme utilitaire et individualiste ou encore lorsqu’il nous révèle quelques anecdotes fraternelles de la Bolivie ou encore de moments avec François Mitterrand…

Les aficionados de Debray retrouveront son style, vif, avide d’étymologie, passant parfois du coq à l’âne dans un tourbillon de métaphores bien choisies, poussant le lecteur à suivre sa pensée vivante et vive, toujours sur le fil du rasoir, au risque de s’y perdre parfois… Ils y retrouveront aussi ses thèses sur le sacré, qui composent une longue première partie, au détriment peut-être de l’aboutissement de sa réflexion sur la Fraternité, moins développée, alors que le lecteur, avide, aurait peut-être aimé en savoir un peu plus sur les moyens de redonner vie à cette dernière….

Malgré tout, cet ouvrage est particulièrement à propos, alors que la crise financière et économique semble avoir démontré les limites de la dislocation du lien social, où l’individu tente de composer avec une série de nouvelles identités et sacralités rassurantes qu’il recompose, puzzle à géométrie variable,laissant émerger des liens multiples avec les nouvelles tribus. Ce livre pose également le temps d’un court « moment » la question du sens de notre sacrosainte fraternité, il pose un moment de fraternité, à la fois comme une solution et un progrès, un compromis et une nécessité, comme une
possibilité de recréer du vivre ensemble, un moment sacré qui permettrait à nouveau d’élever l’homme dans un tout plus faste qui le dépasse et l’amène à se dépasser.

Régis Debray nous propose un moment de sacré qui se concrétise d’autant mieux dans une société qui a un besoin urgent
d’humanisme et d’un espace où l’échange n’est pas seulement marchand ; en un mot, une idée qui pourrait n’être pas si désuète que cela."

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