Ce sont les actes et le caractère, pas les doctrines ou les idéologies, qui fondent l’histoire des hommes !

 Dans un très bel article, Emmanuel Rivat s’interroge :"Les intellectuels de gauche sont ils hors jeu?" à propos du livre de Régis Debray « Dégagements » paru chez Gallimard. Dégagements est une contribution à l’analyse de la société du spectacle dans sa démesure, sa puissance et son ridicule.

Le livre de Régis Debray regroupe des billets écrits chaque trimestre pour la revue Médium (médiologie : l’étude de la transmission matérielle d’une idée et du savoir .  L’ouvrage a tout d’une bouteille à la mer devant ce que l’auteur appelle "l’inertie de l’intellectuel et de l’imaginaire". Parce que, bien que l’adage ne soit plus vraiment à la mode, "s’engager, c’est se souvenir". 

 

Carnet de la chose politique

Philosophe de formation, ancien compagnon de route de Che Guevara et auteur de Révolution dans la Révolution, ancien compagnon de route communiste, ancien conseiller de François Mitterrand, Régis Debray a parcouru différents chemins de traverse politique. Raison pour laquelle il continue d’irriter les uns et les autres. Dégagements est une contribution à l’analyse de la société du spectacle dans sa démesure, sa puissance et son ridicule. Le livre de Régis Debray regroupe des billets écrits chaque trimestre pour la revue Médium (médiologie : l’étude de la transmission matérielle d’une idée et du savoir). Au centre du propos, le livre porte donc sur les idées que des évènements et des objets véhiculent dans la sphère des médias et la sphère de l’intime. Un tableau, une biographie, une conférence, une exposition photo, une guerre, une vente aux enchères, tout est prétexte pour investir le champ d’étude de la construction symbolique des images.

La thèse porte sur la fin d’une époque, celle de la grande politique et de la grande histoire, de la grande fraternité des luttes révolutionnaires, ou encore de "l’âme" de la France disparue en 1940 qui exaltait alors la grandeur et l’accomplissement de l’homme par le haut. Le temps est au présentisme. Pour Régis Debray, les peoples tiennent le haut du pavé dans cette société du spectacle qui régit désormais les hiérarchies sociales tout autant que les hiérarchies politiques. Toute valeur est renversée par le "modèle boursier de la valeur", avec ses notes et ses cotations, ses hausses et ses baisses, qui s’appliquent aux idées, aux personnes, aux œuvres d’art. "Les rapports de force sont devenus des rapports d’images". Et les images se traduisent par un glissement des enjeux de fond à des enjeux de forme. Régis Debray porte alors un regard critique sur la sphère médiatique ou "vidéosphère" et le nivellement de la société par le bas qu’elle impose.

Carnet de la chose littéraire Au fil de la plume, ces articles renvoient autant à la critique de la société qu’à l’engagement dans le temps d’un homme. Régis Debray évoque alors, plus qu’il ne raconte, ses rencontres avec l’homme que fut Julien Gracq, ses aventures avec Che Guevara, ses rendez-vous de l’histoire (Andy Warhol), ses lectures (Proust, Valery, Gracq, Malraux, Voltaire, Cordier) et ses films (Ken Loach). Exercices de louanges pour ces figures qui ont incarné une époque, un style, une ambition de faire la différence. Exercice de style. Plaisir de montrer comment alors les détails du présent se rapportent et s’éclairent à travers les circonvolutions du passé. Le livre de Régis Devray est une succession d’analogies, de digressions, d’aphorismes à double tranchants. On peut aimer ou ne pas aimer le style Debray, trouver que l’ouvrage tourne en rond, ne propose pas de structure ou de démonstration. Il n’empêche. Régis Debray aime l’écriture, les formules rapides, les changements de ton. Dans cette démarche d’écriture, lui-même n’est jamais loin.

Entre justification et profession de foi, Régis Debray opère un retour sur son engagement. Son enthousiasme pour le communisme comme un engagement humain, son enthousiasme pour Cuba comme une erreur. Pour lui, pourtant, son analyse est toujours valable. "Ecrire en 1971, au Chili, au cœur de l’exaltation populaire, qu’il ne faut pas tenir l’armée en quantité négligeable ; en France, en 1972, face aux gauchistes qui donnent le ton, que les luttes illégales ou clandestines, sont inaptes ou criminelles ; en 1978, lors du 10e anniversaire de 1968, que les héros de Mai deviendraient les grands notables de l’Europe libérale, en 1981, que les grands soulèvement ne seront plus d’ordre idéologique mais religieux (…), en 1989 que les socialistes auront à choisir entre le socialisme et l’Europe". Et Régis Debray d’affirmer toujours cette conviction que ce sont les actes et le caractère, pas les doctrines ou les idéologies, qui fondent l’histoire des hommes. Et de ce retour sur lui-même, une dernière exaltation romantique : le regret des armes après les hautes arcanes du pouvoir et ses fourches caudines, le sentiment d’avoir manqué quelque chose, "le sentiment d’avoir couru toute sa vie derrière des papillons".

Médiologie

Sa méthode ? La médiologie se présente pour Régis Debray comme une exigence et une forme de résistance. Autour de trois questions. "Qu’est ce que dit cet individu? De quelle manière ? Et surtout avec quel intérêt de me le dire ?". La thèse sur le changement de notre époque prend une forme plus consistance que la simple accumulation de détails et de commentaires acerbes : Régis Debray aligne du bout de sa plume, comme un fusil, les tares récurrentes de notre temps : l’argent et le consumérisme puisque désormais "la paillette joue la baguette", la démocratisation des égos et du narcissisme, la victimisation comme posture, l’esthétisation du vide comme dernière tentative de transcendance. L’ouvrage nous donne les clés de la question de Jean Baudrillard se demandant, il y a peu de temps encore, avec une ironie malicieuse: "Mais qui a tué la réalité ?" . Et Régis Debray de constater, un rien rapide : "Le rien est devenu tout". La médiologie est aussi un glissement vers une forme de détachement, une forme d’ironie, parfois une facilité.

Pourtant la finalité de l’ouvrage est de nous rappeler que les idées peuvent se renouveler et portent en elle la dissémination du futur. La question d’aujourd’hui est celle des moyens de la diffusion. Guy Debord envisageait le spectacle comme une métaphore englobante de nos rapports sociaux . Régis Debray envisage surtout le spectacle comme le lieu d’un engagement pour redonner du sens, pour redonner de la valeur aux choses. En ce sens, l’art se pose comme le premier moyen de transmission qui permette un retournement des images contre elles-mêmes. L’art, donc, comme moyen de subversion, de renouvellement, de résistance. Occuper, sinon ouvrir des espaces autonomes. Pour Régis Debray, la videosphère n’est pas seulement une impasse. Elle a ses ouvertures et son espace des possibles. Il le rappelle dans le chapitre sur l’exposition Terre natale, ailleurs commence ici de Paul Virilio et Raymond Depardon : "Réconciliant le voir et le lire, le virtuel peut transmuer le visuel et accroitre notre aptitude à déchiffrer le réel immédiat. Retourner les moyens de la télé contre la télé". Ouverture, ouverture, donc.

Engagement

Pour autant l’ouvrage est parfois exaspérant. Régis Debray se promène dans le livre avec ses blessures de l’égo, ses impuissances, sa retraite. Au point que l’impression de ressassement et de lassitude pointe. L’écriture est-elle alors seulement la retraite de l’action ? Un renoncement après la défaite ? Quelle crédibilité donner aujourd’hui à la gauche intellectuelle ? Encore une fois, l’ouvrage est aussi et surtout un ouvrage sur Régis Debray. Quand il réaffirme son engagement pour les marginaux, pour les déclassés, les "sans" ; quand il concède que l’époque ne lui correspond plus et qu’il n’en est qu’un observateur ; quand, enfin, lorsqu’il semble dire que le monde se tient désormais à distance, que toute volonté de changer radicalement la vie est vouée à l’échec, car la vidéosphère et la logique du libéralisme ont pour le moment gagné. Alors, bien que l’auteur se défende d’une quelconque ressemblance avec Jean Paul Sartre, l’ouvrage n’est pas sans rappeler sa formule dans Les Mots : "J’ai pris ma plume pour une épée. Je reconnais désormais son impuissance" .

Les Dégagements ? Le constat d’une société dont les fondements culturels et politiques vacillent chaque jour, et le besoin de justice comme réaffirmation d’un espace des possibles. Avec un axiome parmi d’autres. "Est sacré tout ce qui n’est pas à vendre et échappe à toute logique mercantile et utilitaire".

Les dégagements sont une manière de réactiver nos envies, de maintenir une vigilance et une curiosité intellectuelle face aux évènements et aux détails d’aujourd’hui, avec ou contre Régis Debray, et c’est là tout le grand mérite de l’ouvrage. Certes, Régis Debray incarne depuis ses débuts tant de choses contradictoires pour les uns et les autres : la tentation de la révolution, l’admiration de la grandeur gaullienne, la page qui se tourne, le temps des illusions et des désillusions, et la littérature comme salut. Faudrait-il embrasser autre chose ? L’ouvrage a tout d’une bouteille à la mer devant ce que l’auteur appelle "l’inertie de l’intellectuel et de l’imaginaire". Parce que, bien que l’adage ne soit plus vraiment à la mode, "s’engager, c’est se souvenir". Balle au centre.

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