La quête de la compétitivité n’est pas seulement erronée, mais elle est dangereuse, parce qu’elle masque les vrais défis et les vrais enjeux de l’avenir de nos économies et de nos sociétés. Telle est la thèse que soutient Thomas Coutrot, cofondateur des Économistes atterrés et porte-parole d’Attac. A défaut de partager les solutions , le diagnostic mérite d’être regardé.
Peu nombreux sont ceux qui le contestent : la montée des inégalités socio-économiques et l’augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre portent en germe des catastrophes sociales et écologiques à l’horizon de deux ou trois décennies. Pourtant les décisions politiques de court terme ne sont pas seulement indifférentes à ces menaces, mais en accélèrent de toute évidence l’arrivée.
Les Chinois ont cru pouvoir rattraper le niveau de consommation nord-américain : mais au moment où ils atteignent seulement le niveau européen d’émission de CO2 par habitant, ils découvrent que leurs villes sont devenues de gigantesques étouffoirs où ils meurent à petit feu.
Les Nord-Américains s’aperçoivent eux aussi que les conditions matérielles dans lesquelles ils ont construit leur « niveau de vie non négociable » (selon la fameuse déclaration de G. Bush père avant le Sommet de la Terre de Rio en 1992) vont rendre ce même niveau de vie définitivement insoutenable.
En même temps , la courbe de la concentration des richesses est, elle aussi, sur une tendance explosive, atteignant et dépassant (dans le cas nord-américain) ses records du début du XXe siècle.
Le plus inquiétant dans ces deux tendances est qu’elles se renforcent mutuellement dans un véritable cercle vicieux. La montée des inégalités favorise à la fois la consommation ostentatoire des riches et la frénésie consumériste compensatrice des classes moyennes : Pickett et Wilkinson montrent ainsi que les émissions de gaz à effet de serre sont étroitement corrélées au degré d’inégalité économique : « l’inégalité accentue la concurrence des statuts sociaux et l’anxiété, qui induit l’individualisme, le matérialisme et le consumérisme, et donc la surconsommation et le gaspillage.
Le deuxième mécanisme pervers qui lie inégalités sociales et crise écologique tient à la mainmise croissante de l’industrie financière sur les politiques climatiques et de biodiversité. Alors que le protocole de Kyoto reposait sur des engagements contraignants de réduction d’émissions, les négociations climatiques privilégient désormais les mécanismes de marché dans le cadre de « l’économie verte » promue par l’ONU, la Banque mondiale et l’industrie financière. C’est aux marchés financiers qu’on voudrait désormais confier la responsabilité de réorienter les flux de capitaux vers des activités favorables à l’environnement (énergies renouvelables, « climate smart agriculture » ou agriculture amie du climat, entretien des forêts et plus généralement des « services écosystémiques », etc.).
Un troisième mécanisme, purement politique celui-ci, renforce l’impact des inégalités sociales sur l’écologie. À mesure que croît l’inégalité, la distance sociale se creuse entre les oligarchies et le reste de la population. Les élites font sécession du reste de la société.
Si l’inégalité renforce le consumérisme, le gaspillage et l’explosion des émissions de gaz à effet de serre, en sens inverse existe une puissante rétroaction allant du climat vers l’inégalité : les conséquences du réchauffement climatique, des pollutions et des désastres environnementaux pèsent de façon très disproportionnée sur les pauvres.
C’est vrai au plan mondial, où les premières victimes de la montée des mers et des événements climatiques extrêmes sont les populations pauvres des pays du Sud
Les politiques d’austérité et de compétitivité conduisent à démanteler les institutions qui faisaient obstacle à la croissance des inégalités en Europe.
Du point de vue écologique, la récession a certes ralenti le rythme des émissions de CO2 en Europe. Mais l’austérité n’est pas la solution à la crise climatique. D’une part elle n’est conçue que comme une purge nécessaire pour relancer à terme l’accumulation de profits financiers et de biens matériels. D’autre part et surtout, elle bloque les investissements qui seraient nécessaires pour financer la reconversion écologique européenne et accroître fortement l’efficacité énergétique.
À l’horizon des décennies à venir, le « découplage absolu », autrement dit une croissance économique qui s’accompagnerait d’une forte diminution des émissions de CO2, est une impossibilité matérielle dans l’état actuel et dans tous les états futurs plausibles des technologies de production. Autrement dit, il faut en finir avec la compétitivité parce qu’il faut renoncer à la croissance, en tout cas au Nord, si l’on veut réellement freiner l’emballement du climat.
À supposer que le capitalisme soit capable d’organiser cette bifurcation radicale à court et moyen terme tout en préservant le régime de démocratie parlementaire — ce qui est loin d’être évident —, on peut douter fortement de la possibilité d’une économie dominée par les logiques capitalistes et respectant une trajectoire macroéconomique stationnaire
Les trois conditions que Tim Jackson énonce pour engager la transition vers une économie durable sont incontournables : maîtriser les marchés financiers, réduire la durée du travail et sortir de la « cage de fer du consumérisme ». Il s’agit donc de nous désintoxiquer de notre addiction à la consommation ostentatoire, à la croissance infinie et à la compétition exacerbée.
Pour ce faire, il faudra réduire fortement les inégalités par une redistribution fiscale (taxe sur les transactions financières, impôt progressif sur le capital…).
Au plan international, un tel scénario suppose nécessairement un fort degré de relocalisation des économies.
L’humanité n’a donc jamais été aussi riche, mais la richesse a rarement été aussi mal répartie, le système économique et financier semble plus instable que jamais, et le danger d’un effondrement écosystémique se précise.
Quand la croissance n’est plus possible ni souhaitable, l’égalité, la coopération et la démocratie deviennent des impératifs vitaux. La compétitivité est une « idée morte » pour Thomas Coutrot.
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