La vie “intense” est-elle « une obsession moderne” ?

images En cette fin d’été, je voudrais évoqué un livre de  Tristan Garcia. Tristan Garcia est écrivain et philosophe,  passionné d’images et de cinéma ; il est l’auteur de plusieurs  romans et d’essais philosophiques. Son nouvel essai « La Vie intense. Une obsession moderne »  (Autrement, 200 p., 14,90 €) est surprenant et original.

Peu importe ce qu’on vit, pourvu que ce soit intensément – telle est la maxime de la modernité. Cette dernière ne promet que « plus » – de jouissance, d’humanité, de progrès, d’argent, de confort, d’au­thentique, d’artifice… au choix. On vit moins bien, et bien moins, ou même on ne vit plus du tout, si l’on demeure installé, tranquille. Une seule chose compte, qui n’est pas une chose : l’intensité – de nos expériences, de notre présence à nous-mêmes, de notre acuité d’existence.

Maître argument de tout discours publicitaire, l’intensité est le leitmotiv de la vie contemporaine. Quand cette valeur est-elle apparue et pourquoi ? Avec le chemin de fer, l’industrie, la médecine, le confort domestique, ce nouveau fluide parcourt le monde du vivant et les choses inanimées. L’intensité est devenue un concept savant de philosophie et un idéal ordinaire de l’homme.

Voilà le constat de départ. Tristan Garcia souligne la singularité de cette situation : d’autres cultures, d’autres moments de l’histoire ont privilégié salut ou sagesse, préféré la transcendance, joué des parties différentes. Pour nous, la vie intense a tout envahi, transformé, remplacé. Reste à saisir depuis quand, pourquoi, comment et avec quelles conséquences.

Le règne de l’intense s’ouvre au XVIIIe siècle, avec les libertins. Ceux du marquis de Sade n’ont qu’un but : « Ebranler la masse de nos nerfs par le choc le plus violent possible », comme le précise La Philosophie dans le boudoir (1795). Les romantiques renchérissent à grands coups de tempêtes et surtout d’orages, voyez Hugo ou Turner.

Alors un nouveau fluide fascine le monde : l’électricité : il remplace l’écoulement de la rivière en tant qu’image du devenir : « L’électricité est devenue une sorte d’eau invisible, nichée au cœur même de la matière, et qualifiée dans un premier temps de “fluide subtil” : une eau de feu donc, mêlant les qualités de la première (mouvement et fluidité) à celles du second (chaleur et lumière), afin de former une énergie inédite. » A partir du XVIIIe siècle, la modernité, ainsi, est devenue électrique.

 L’intensité devient un idéal ordinaire pour l’homme et un concept savant de philosophie, de la puissance nietzschéenne au vitalisme de Deleuze, de l’excitation nerveuse des libertins à l’adrénaline du désir, de la performance et des sports extrêmes…L’intensité est une puissance qui organise le monde et vivre le plus fort possible représente la valeur suprême de l’existence. Un idéal contemporain séduisant mais aussi un piège, qui produit peut-être le contraire de ce qu’il promet. Tristan Garcia bâtit une magnifique philosophie éthique de l’intensité.

Vitesse, progrès, croissance, accélération, optimisation, etc. Les bracelets connectés en sont la preuve ultime : tout est aujourd’hui fait pour que nous contrôlions l’intensité de notre existence « qui va et vient, tel un petit chariot lancé en boucle sur des montagnes russes ». Puissance qui organise le monde capitaliste, l’intensité est devenue un principe de vie, explique Tristan Garcia

 “Vous allez vivre une expérience intense”, nous promettent les publicités. L’intensité, qui puise son image dans la force électrique, est partout : elle anime aussi bien le libertin que le romantique ou l’adolescent rockeur. Mais alors, pourquoi Tristan Garcia la critique-t-elle ? Ecoutez, vous saurez ici.

Cette fée électricité a inauguré l’ère de l’intensité. Jusqu’à son épuisement, dans la routine, par exemple ? « Vouloir augmenter notre vie ne conduit plus qu’à la diminuer », tranche le méta-physicien qui explore deux voies possibles. La neutralisation de l’intensité dans la sagesse — « Etre sage, c’est en effet être égal, éviter les hauts pics et les creux profonds de ses humeurs et de ses passions. C’est travailler à la désintensification systématique de soi » — ou sa transfiguration dans une promesse de salut, « état de l’existence supérieur et souverain, où les intensités ne varient plus jamais ». Garcia les rejette finalement pour célébrer la chance d’être vivant

 Au cœur de l’intensité se tient le « toujours plus », qui finit par engendrer nécessairement du « moins ». Risque d’effondrement, burn-out et « société de la fatigue » en sont les conséquences. Revient alors le désir opposé, le vieux rêve d’être sage, de parvenir à éviter « les pics et les creux profonds de ses humeurs et de ses passions », de « travailler à la désintensification systématique de soi ». Intensité ou sagesse, tel semble être le dilemme. D’un côté, la pensée soumise à la vie et à ses contrastes brusques, de l’autre côté, la vie égalisée par la pensée, rendue étale et lisse ? Refusons de choisir !

Dans ce monde de bruit, le silence, l’attention et la contemplation sont devenus des ressources rares. Dans les rayons de supermarchés, sur nos écrans de télé, nos ondes, nos journaux, nos ordinateurs, nos tablettes, nos boîtes de courriel, nos verres de bière, nos tasses de café –  notre « expresso » – nos paysages, urbains et ruraux, nos routes, nos cartes de crédit, nos boîtes aux lettres, nos vêtements… , partout   la publicité s’immisce, s’impose, s’incruste, s’enracine… Tous nos sens sont ainsi sollicités, stimulés, assiégés, saturés de contenus racoleurs, ludiques, sexués…  nous sommes dans l’illusion d’un monde disponible, à portée de clics. Est cela la « vie intense » ?

 

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