Comment est né l’Etat islamique ? Quels sont ses objectifs ? Pourquoi frappe-t-il la France ? Comment lutter contre le mouvement jihadiste ? Dans un article intéressant d’Alterécoplus, Yann Mens essaie de comprendre.
Comment est né l’État islamique ?
L’État islamique (EI) est un groupe jihadiste sunnite, héritier de la branche d’Al-Qaïda en Irak (AQI) créée à la suite du renversement de Saddam Hussein en 2003 et de l’occupation du pays par les troupes américaines.
En avril 2013, l’actuel chef de ce groupe Abou Bakr al-Baghdadi déclare que son mouvement s’appelle désormais État islamique en Irak et au Levant (EIIL), et qu’il en est le dirigeant pour les deux pays. Mais Jabhat al-Nusra s’oppose à ce diktat et va ensuite se battre contre l’EIIL.
En janvier 2014, l’EIIL prend le contrôle de la ville de Raqqa, à l’est de la Syrie, après en avoir chassé plusieurs groupes rebelles, puis rompt officiellement avec la direction centrale d’Al-Qaida. Au même moment en Irak, profitant de l’exaspération de la communauté sunnite face au gouvernement à majorité chiite, il occupe Fallouja et Ramadi avec d’autres groupes armés. En juin 2014, le mouvement conquiert Mossoul, deuxième agglomération du pays, provoquant une spectaculaire déroute de l’armée irakienne.
Le nom « Etat islamique » est né en juin 2014, quand al-Baghdadi change le nom du mouvement en État islamique (EI) et se proclame calife, autrement dit successeur temporel du Prophète et à ce titre, chef politique de la communauté de tous les croyants musulmans du monde.
Quels sont les objectifs de l’Etat islamique ?
La proclamation du califat en juin 2014 marque une rupture avec la stratégie originelle fixée par la direction d’Al-Qaida sous l’autorité d’Oussama Ben Laden. Al-Qaida envisage aussi l’instauration d’un califat sur toutes les régions du monde qui ont été sous la souveraineté d’un pouvoir musulman. Mais cette instauration ne peut, dans l’esprit d’Al-Qaida, se réaliser qu’à un horizon très éloigné, les conditions politiques du succès n’étant pas aujourd’hui réunies. Pour Al-Qaida il faut exacerber patiemment les tensions entre les masses musulmanes d’un côté, et l’Occident d’autre part. Pour l’heure, les jihadistes doivent donc éviter de prendre le contrôle de territoires, car il leur faudrait les administrer et surtout les défendre face à un ennemi mieux armé pour la guerre conventionnelle.
En proclamant un califat, et en s’emparant d’une vaste région à cheval entre la Syrie et l’Irak, l’EI prend donc le contre-pied total de cette stratégie. Il n’est sans doute pas indifférent à cet égard que les principaux dignitaires de l’EI soient eux-mêmes des Irakiens. En dépit de la proclamation du califat, leurs priorités apparaissent avant tout régionales. Bien avant le combat contre l’Occident, sauf lorsque celui-ci entrave leurs projets.
Jusqu’à présent, cette stratégie territoriale a réussi à l’EI parce que ses adversaires locaux, seuls acteurs à même de le combattre au sol, sont soit divisés,soit ont d’autres priorités
Contrairement à d’autres mouvements jihadistes, l’EI a en outre réussi à conquérir son autonomie financière en mixant plusieurs types de ressources (vente de pétrole, taxation des populations, extorsion, trafic d’antiquités…). La proclamation du califat, sa conquête d’un vaste territoire, sa capacité jusqu’ici à résister à ses adversaires, singulièrement aux bombardements occidentaux ou plus récemment russes, lui vaut un prestige dans une partie de la mouvance jihadiste mondiale.
Pour accroître la fascination qu’il exerce, il médiatise de manière très professionnelle son ultra-violence (décapitations, recours massifs aux kamikazes). Des groupes de divers pays (Egypte, Libye, Yémen, Algérie, Afghanistan, Caucase du Nord, Nigeria….) lui ont fait allégeance. Lorsque cette allégeance est acceptée par l’EI, leur territoire est proclamée « wilayat » (province) du califat.
Comment lutter contre l’Etat Islamique ?
Dans le passé, des groupes jihadistes ont déjà conquis des territoires en dépit des conseils contraires de la direction centrale d’Al-Qaida : en Somalie entre 2009 et 2012 , au Mali en 2012-13. Les offensives militaires locales, pour les contrer, ont bénéficié du fait que les populations ne voulaient plus de leur joug brutal
Une opération militaire contre l’Etat Islamique est plus compliquée à divers titres : les grandes puissances disposant d’un appareil militaire ne sont pas disposées à lancer des opérations au sol qui risqueraient de faire le jeu de l’EI en provoquant d’importantes pertes civiles, dans une région du monde où l’opposition aux immixtions étrangères est ancienne ; par ailleurs, ces grandes puissances ne disposent pas au sol d’alliés efficaces contre l’EI.
Pourquoi l’EI frappe-t-il la France ?
La France participe depuis l’été 2014 aux bombardements contre l’EI en Irak, aux côtés des Etats-Unis. Bombardements décidés après la proclamation du califat en juin de la même année et l’avancée des troupes de l’EI vers la capitale irakienne.
Longtemps la France s’est refusée à participer aux bombardements contre le groupe jihadiste en Syrie, estimant que cela favoriserait surtout le régime de Bachar al-Assad qui ne combat que très peu l’EI, réservant son effort de guerre à d’autres opposants armés, jihadistes ou pas qui menacent l’ouest du pays où se trouvent les intérêts majeurs du pouvoir. Paris a changé de politique en septembre dernier, pour prévenir la préparation en Syrie d’attentats contre l’hexagone. Mais les menaces de l’EI sont antérieures à cette décision. La France est le pays européen qui compte le plus grand nombre de jihadistes attirés par la Syrie et l’Irak
Comment l’Etat Islamique est financé?
Christian Chavagneux dans un autre article illustre « Le difficile combat contre l’argent de Daech ». Le G20 a appelé ses membres à « renforcer le combat contre le financement du terrorisme » car on ne peut combattre Daech par la seule action militaire, il faut réussir à couper le groupe terroriste de ses ressources financières.
Les ressources de l’Etat islamique s’établissent entre un et trois milliards de dollars par an. Les montants exacts sont difficiles à connaître du fait de leur nature par définition opaque et parce que les ressources mobilisées résultent de ressources puisées localement sur les territoires où ses troupes sont présentes. Plusieurs rapports parus cette année permettent d’avoir une idée des circuits de financement.
L’EI est établi sur des terres gorgées de pétrole que les djihadistes exploitent de deux façons : en le raffinant sur place pour leur propre utilisation et celle des populations locales et en vendant du brut sur le marché mondial par des réseaux de contrebande. Le pétrole brut est vendu, contre du cash, à un prix équivalent à environ 20 % du prix mondial.
Le raffinage s’effectue par des installations mobiles que les bombardements alliés tentent régulièrement de détruire. Il faut alors une dizaine de jours et dépenser 230 000 dollars pour chaque reconstruction d’usine. Le brut est vendu en partie au régime syrien ou bien est amené par des intermédiaires sur le marché international via la Turquie. Ces ressources représenteraient encore de 200 à 300 millions de dollars par an.
Au-delà du pétrole, l’exploitation des populations locales sur un mode mafieux – paiement contre protection – représente un mode de financement important, de l’ordre de 300 millions par an. Les populations doivent payer des « impôts », les entreprises également (les pharmacies pour délivrer les médicaments, les opérateurs téléphoniques, tous les intermédiaires qui font circuler des marchandises (péages, droits de douanes sur les produits importés) mais aussi les étudiants ou les groupes chrétiens.
Environ 40 % de la production irakienne de blé et d’orge est aux mains des djihadistes qui le vendent au marché noir et en retirerait 200 millions de recettes. Les fermiers verraient également leur matériel agricole confisqué avant d’être obligé de le louer pour continuer à travailler. Il faut ajouter à tout cela l’exploitation de gaz, de cimenteries, de phosphates, de coton et autres produits dont il est difficile d’estimer les retombées mais elles seraient significatives.
Les revenus du trafic d’antiquités sont estimés à plus de 100 millions par an. Ils proviennent soit de pillages de musées et de collections privées, soit de nouvelles fouilles car un tiers des sites archéologiques irakiens sont sous le contrôle de Daech. Des permis d’exploitation sont vendus, les produits trouvés sont estimés et taxés entre 20 % et 50 % du prix de vente avant de passer en contrebande dans les pays voisins, puis vers l’Europe. On a retrouvé des pièces byzantines et des poteries romaines vendues à Londres.
Les rançons liées à des kidnappings auraient rapporté une quarantaine de millions de dollars en 2014. Les apports de riches donateurs étrangers, essentiellement situés en Arabie Saoudite, au Qatar et au Koweït, ainsi que ceux des individus mobilisés comme terroristes à l’étranger ramèneraient également de l’ordre de 40 millions. De manière croissante, l’EI organise des campagnes de financement internationales par l’intermédiaire des réseaux sociaux.
Au total, Daech dispose de ressources financières d’au moins un milliard et demi de dollars par an. Une somme. Mais l’Etat islamique a également de nombreuses dépenses. Elles sont liées à la gestion des territoires qu’il contrôle et au paiement de ses soldats plus qu’à l’organisation d’attentats comme ceux perpétrés à Paris qui ne coûtent malheureusement que quelques dizaines de milliers d’euros. Les soldats seraient payés entre 300 et 500 dollars par mois et reçoivent des allocations familiales
L’EI contrôle en effet un territoire à peu près grand comme le Royaume-Uni qu’il gère avec une administration en charge de la police, des écoles et des tribunaux. Pour ne pas susciter de révoltes internes des 10 millions de personnes qui vivent là, les dirigeants fournissent aux populations l’accès à l’eau, l’électricité (fourniture de groupes électrogènes) et à la nourriture (pain subventionné…).
Impossible de dire au final si l’EI court ou non après l’argent. Mais il est certain que toute remise en cause de ses recettes diminue ses chances de survie.
Va t il s’étendre ? Pour Olivier Roy, professeur à l’Institut universitaire européen de Florence, « L’Etat islamique n’ira pas plus loin » . La France est curieusement seule. Jusqu’à maintenant, aucun autre État ne traitait Daech comme la principale menace stratégique dans le monde aujourd’hui. Et pourtant, une guerre ne se gagne pas sans infanterie au sol. La France voudrait éradiquer Daech. Seulement elle n’a pas de quoi mener une telle guerre sur deux fronts, et dans le Sahel et au Moyen-Orient.
Mais si elle n’a pas les moyens de ses ambitions, heureusement pour elle, Daech non plus. Après de remarquables et rapides gains territoriaux, les succès de Daech résident de plus en plus, comme ceux d’Al-Qaida naguère, dans la manière que le groupe a de faire la une des journaux et d’occuper les réseaux sociaux. Le système Daech a déjà atteint ses limites.
Il était fondé sur deux éléments: une expansion territoriale fulgurante et un effet de terreur qui visait à sidérer l’ennemi. Daech n’est pas un «état» ; contrairement aux Talibans, il ne revendique pas de frontières ou de territoire précis. Il s’agit plutôt d’un califat dans une logique de conquête permanente – occupant de nouvelles terres, ralliant les musulmans du monde – à l’image de l’expansion musulmane au premier siècle de l’islam. Ceci aura valu à Daech des milliers de volontaires, séduits par l’idée de se battre pour un Islam global plutôt qu’un morceau de Moyen-Orient.
Mais l’expansion de Daech est bornée, parce que le mouvement a atteint la limite des zones où les populations arabes sunnites voient en lui un défenseur. Les Kurdes au nord, les Chiites irakiens à l’est, les Alaouites, maintenant sanctuarisés par les Russes, à l’ouest – tous résistent. Au sud, ni les Libanais, inquiets de la présence des réfugiés syriens, ni les Jordaniens, scandalisés par l’horrible exécution d’un de leurs pilotes, ni les Palestiniens ne sont tombés dans la fascination de Daech. Bloqué au Moyen-Orient, Daech se lance dans une fuite en avant: le terrorisme globalisé.
Le terrorisme globalisé n’est pas plus efficace, en termes stratégiques, que des bombardements aériens sans support terrestre. Comme Al-Qaida, Daech n’a aucun soutien populaire dans les populations musulmanes vivant en Europe; il n’y recrute qu’à la marge.
Quels soutiens dans le monde musulman ? l’écrasante majorité des habitants des pays musulmans déteste Daech ;Selon des données collectées dans onze pays musulmans, l’organisation terroriste y est très peu soutenue par les opinions publiques. «Dans aucun des pays étudiés plus de 15% de la population n’a une attitude favorable envers l’État islamique. Dans ces pays où cohabitent des populations aux convictions religieuses et origines ethniques variées, la détestation de Daech est plus fortes que le reste», analyse le Pew Research Center.
Le Pakistan est le seul pays où l’opinion négative du groupe terroriste n’est pas majoritaire (seulement 29%), mais 62% des Pakistanais disent ne pas avoir d’avis sur Daech et seulement 11% expriment une opinion favorable. C’est en fait au Nigeria, où Boko Haram a déjà tué des milliers de personnes, que la plus grande part de la population (14%) soutient l’État islamique. Mais ils sont aussi 66% de Nigérians à dire ne pas approuver les actions de Daech
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