En ces moments de campagne électorale pour les élections européennes , il m’a semblé utile de vous soumettre un court article d’un historien, Bertrand Vayssière, sur l’identité de l’Europe, paru dans Mondes sociaux . Une façon aussi de lire certaines difficultés actuelles, mais une façon aussi de comprendre qu’elles ne sont pas insurmontables.
« L’Europe souffrirait-elle, plus que d’un déficit démocratique, d’un manque de connaissance de son passé ? Ce passé, souvent renié par des institutions communautaires aimantées vers le futur, n’est-il pourtant pas un moyen de donner au projet européen un peu plus de profondeur ? Après tout, l’Europe, des Grecs à nos jours, a toujours fait l’objet d’un débat permanent, à défaut d’être consensuel…
L’histoire de l’Europe est une histoire problématique du fait de deux ambiguïtés, l’une géographique et l’autre historique. La première concerne l’incertitude des limites territoriales de ce territoire nommé Europe, mettant en évidence la pluralité des espaces qui la constituent, parfois connectés et parfois séparés suivant les caprices des convulsions géopolitiques.
La seconde ambiguïté concerne la construction européenne, notamment pendant la guerre froide. Pendant cette époque l’Europe occidentale a tendance à capter l’héritage historique au détriment de la partie sous influence soviétique : l’« Europe » est la Communauté Économique Européenne (CEE) et inversement.
Ces ambiguïtés renvoient au sens polysémique qui caractérise l’Europe : celle-ci peut être tour à tour le continent, l’incarnation de la civilisation ou de l’idée de paix universelle, le mouvement (celui de l’européisme politique qui lance la construction européenne elle-même), et l’institution (celle qui a pour cadre l’Union européenne actuelle). Cette polysémie justifie toutes les définitions : celle de Paul Valéry (le fameux triptyque Grèce/Rome/christianisme qui passe par pertes et profits l’influence islamique), de Francis Delaisi(l’Europe cheval vapeur et cheval de trait, soit l’Ouest et l’Est, approche qui ignore l’identité intermédiaire de l’Europe centrale), ou la « petite Europe » dénoncée par les communistes au cœur de la guerre froide, dans une acception idéologique qui nie toute approche culturelle.
Toutes ces polémiques et ces tentatives parfois contradictoires de définir le Vieux Continent résonnent des querelles et des espérances qui ont hanté le dernier siècle. Pour mieux restituer ces enjeux, il est alors nécessaire de décentrer le regard vers un passé plus lointain en se demandant depuis quand et comment parle-t-on vraiment d’Europe.
L’Europe , une entité qui met du temps à s’affirmer
Chez les Grecs, « Europe » signifie plus une direction (l’occident) qu’une entité à part entière. Le terme, qui permet un premier mode de différenciation, désigne le côté opposé à celui des Perses (l’Asié). Ce positionnement n’entraîne aucun sentiment particulier d’appartenance avant longtemps, pour les Grecs comme pour l’Empire romain, si ce n’est de se distinguer des Barbares (et donc de beaucoup d’Européens).
Cette distinction se poursuit à l’époque médiévale, où il s’agit avant tout de se percevoir comme chrétien, ce qui là aussi ne correspond pas à une assise très claire : dans cette optique, l’Europe n’est pas vraiment dans l’Europe, son centre idéal restant Jérusalem et la Terre sainte. De plus, l’idée de Chrétienté n’est pas vraiment « européenne » mais centrée sur l’empire romain à partir de la conversion de Constantin, et la séparation postérieure entre Byzance et Rome éloigne un peu plus de la définition de l’Europe unie dans une même foi.
Cela dit, on peut observer dans ces deux univers la diffusion des mêmes pratiques religieuses, des pôles de pèlerinages communs, l’autorité grandissante de l’Église. Comment alors appeler l’ensemble de cet espace ? Europe est encore une notion savante, et c’est plutôt Christianitas qui est le mot courant, surtout suite aux conversions généralisées qui marquent la fin du Ier millénaire.
C’est à partir de la Réforme du XVIe siècle que sont entamées les premières réflexions sur un ensemble « européen » : maintenant que la Chrétienté se divise et que les souverainetés nationales se précisent, que la Terre sainte est définitivement perdue, c’est l’Europe qui peut rapprocher. Les Grandes découvertes ont joué leur rôle, fixant les contours de l’espace européen au centre des mappemondes modernes ; l’Humanisme, lui, a donné une conscience, certes idéale, aux hommes qui peuplent cet espace.
Mais c’est vraiment au XVIIIe siècle que le mot devient courant : la civilisation européenne n’est plus la seule, ce qui pousse à rechercher pour l’Europe une identité philosophique et culturelle distincte. Poussée jusqu’à l’excès, celle-ci donne naissance à l’européocentrisme . Cette tendance valorise la manière de penser d’un continent devenu de fait le centre du monde, entraînant la dépréciation des mondes extra-européens, annonçant et légitimant la colonisation.
Sur le plan diplomatique, la notion d’équilibre européen accorde aussi, à la même époque, un sens au mot Europe : il désigne d’abord un système mécanique devant préserver le continent des hégémonies, auquel on ajoute des principes moraux et juridiques. Le Congrès de Vienne assoit ce principe avec le « concert européen », certes traditionaliste, mais qui confirme un fond commun, à base chrétienne et de plus en plus libérale.
Cette approche est combattue par la montée des nationalismes et la démocratisation de la vie politique : la diversité l’emporte sur l’unité, jusqu’à entraîner le Vieux Continent dans le chaos de la Grande Guerre. Il n’empêche que 14-18 permet une prise de conscience, notamment sur le plan juridique, qui débouche sur une première forme d’européisme, il est vrai assez peu partagé. Mais c’est 1945 qui va lancer une réflexion plus sérieuse sur l’objet Europe.
La guerre froide : une Europe malgré tout ?
Cette prise de conscience se fait au moment même où l’Europe est physiquement et idéologiquement séparée en deux. Le discours qui accompagne les premières tentatives de construction européenne se coule ainsi dans le moule de la guerre froide. L’Ouest se bâtit à partir du Plan Marshall sur une trame anticommuniste, avec Berlin comme ligne de séparation surmédiatisée (blocus et érection du Mur). L’URSS et ses satellites sont rejetés, eux, hors de la civilisation.
L’arrivée de la guerre froide oblige cependant à repenser l’européanité, en tenant compte des aléas de la politique : c’est l’atlantisme qui prime, derrière l’adhésion à un système de défense et de financement dont l’origine est américaine. L’Occident en vient ainsi à incarner l’Europe tout entière, au détriment de l’« autre Europe » qui s’éloigne des radars. Cela dit, la notion de communauté atlantique reste artificielle : elle n’existe que grâce à la peur de l’URSS.
De fait, la culture, contrairement à la politique, n’a jamais séparé les deux Europe : très vite, les échanges sont renoués dans le cadre des festivals de musique ou entre intellectuels. C’est la même chose sur le plan économique, ce qui oblige assez tôt l’URSS à revoir ses positions sur la CEE. Dans le même temps, l’atlantisme change de sens : en France notamment, on fustige par ce terme l’américanisation, qui altérerait une culture européenne que l’on va s’appliquer à redécouvrir.
Il n’en va pas de même au niveau communautaire. Echaudée par les réticences nationalistes, fouettée par les premiers succès qu’assurent les communautés européennes, une partie des promoteurs de l’intégration se range derrière une lecture économiste et pragmatique du phénomène. Depuis les débats sur la Communauté européenne de Défense, beaucoup ont compris que l’Europe devrait se faire sans les Européens, sans pour autant renoncer au bien-fondé de l’entreprise, et en n’abandonnant pas l’idée que la raison finirait par l’emporter.
La crise de 1973 relance les débats à Bruxelles. La déclaration sur l’identité européenne adoptée lors du Conseil européen de Copenhague en 1973 définit ainsi une Europe qui repose sur des valeurs universelles, reconnue dans son espace géographique et historique. Les autorités communautaires ne peuvent plus se contenter du rapport au temps qui a été celui des débuts (plus d’avenir que de passé), avec le souci d’attirer l’opinion publique.
La notion de patrimoine, elle-même réactivée dans la plupart des pays membres, fait son apparition dans l’agenda de Bruxelles avec le vote, au Parlement européen, d’une résolution réclamant la participation des Communautés dans la sauvegarde du patrimoine architectural et artistique de l’Europe (1973). L’entrée de la Grèce dans la CEE accentue ce phénomène : le premier monument concerné par l’action votée au Parlement européen est d’ailleurs le Parthénon en 1984, ce qui montre la volonté de plonger les racines de l’Europe communautaire bien au-delà de 1945.
Á la recherche de l’identité européenne.
Peut-on parler de convergence européenne avec la chute du communisme ? L’intégration des règles juridiques communautaires a alors été présentée comme un vecteur d’appartenance pour l’ensemble des pays candidats qui frappaient à la porte de l’Union Européenne. Cependant, ceux-ci, et notamment les ex-pays communistes, ont estimé que cette voie, principalement axée sur les règles du marché et du libéralisme, ne répondait pas à leur désir d’être réintégrés dans la « famille européenne » : les critères de Copenhague qui leur étaient imposés (1993) reposaient sur des considérations politiques et économiques qui, toutes, renvoyaient à la définition du projet communautaire, mais pas à un inventaire identitaire de « l’européanité ».
C’est ce qu’a tenté de corriger la Convention sur l’avenir de l’Europe de 2002, chargée par le Conseil européen de Laeken de proposer un projet de constitution européenne : le préambule qu’elle propose évoque des grands principes, des héritages communs et cherche à définir l’Europe comme communauté de valeurs.
Cela dit, des oppositions se sont plus manifestées que des accords, notamment sur la question des racines religieuses de l’Europe, défendues en priorité par la Pologne et l’Irlande, question qui heurtait les principes laïcs de certains pays, au premier chef la France. Cette polémique a démontré une nouvelle fois la difficulté des Européens à s’entendre sur les mêmes valeurs.
Comment cela pouvait-il être autrement ? Unité et diversité ne sont-ils pas les mots qui constituent la devise de l’Europe ? La complexité qui en dérive ne devrait pas nous faire juger les paradoxes apparents de l’Europe comme des obstacles insurmontables.
C’est la gestion de la diversité qui pose aujourd’hui problème en Europe, celle qui pourtant rend possible la dynamique créatrice et la prise en compte des libertés qui définissent le particularisme du Vieux Continent.
Il est bien évidemment difficile d’aboutir à une définition uniforme de l’européanité à travers les siècles. Des facteurs culturels et mythologiques constituent certes une base de départ, quoi que non homogène. Cependant, l’européanité résulte de la tension permanente entre l’un et le multiple, justifiant une vision dynamique, et non statique, de l’identité. Ce qui fait le propre de la culture européenne n’est pas seulement la synthèse judéo-chrétienne, c’est le rapport parfois complémentaire, parfois concurrent et antagoniste entre des instances (acteurs, structures, représentations) qui ont chacune leur propre logique. Ce rapport n’est pas conflictuel. Il permet de comprendre comment le plus petit des continents a été un centre incomparable de créativité.
Le propre de l’Europe, c’est finalement s’approprier ce qui lui est étranger. Historiquement et philosophiquement, celle-ci a pris sa source hors d’elle-même, ne se contentant pas des héritages pour mieux inventer, indéfiniment, son destin. »
Commentaires récents