Les anti-européens peuvent ils l’emporter ?

La critique de l’Europe est aujourd’hui devenue l’exutoire du désarroi démocratique. Alors que la désintégration menace l’Union européenne, quelles sont les forces qui s’opposent à elles, et à quoi s’en prennent-elles exactement ? Agnes Louis dans la vie des idées, analyse le livre de Bernard Bruneteau, Combattre l’Europe. De Lénine à Marine Le Pen, CNRS Éditions

Le Brexit ou la crise migratoire de 2015 montrent que la désintégration de l’Union européenne semble possible, après des décennies consacrées à l’étude de sa construction. Dans ce contexte, il apparaît indispensable d’analyser les forces d’opposition à l’Union européenne pour savoir si elles sont en effet susceptibles l’emporter. C’est ce que propose Bernard Bruneteau, dans son ouvrage.

Combattre l’Europe n’est pas un livre contre l’Europe. C’est d’abord un livre d’histoire des idées qui récapitule l’ensemble des oppositions à la construction européenne.  En analysant les discours contre l’Europe, il en révèle aussi les faiblesses.

L’ouvrage se divise en trois parties, suivant un plan chronologique. La première partie analyse les oppositions initiales à l’idée ou à l’idéal européen. Autant l’histoire de l’idée européenne a été faite, autant celle de ses premiers adversaires restait à faire. En donnant ainsi la parole à ceux qui – de Maurras à Lénine – fustigent le projet européen, B. Bruneteau replace ce projet dans une histoire politique plus vaste.

Les défenseurs de l’Europe unie ont eu à ferrailler d’un côté avec les nationalistes, pour lesquels l’indépendance de la Nation ne pouvait souffrir aucun compromis, et de l’autre avec les partisans de l’Internationale, pour qui la solidarité entre les prolétaires devait l’emporter sur la défense de l’intérêt européen. Enfin, l’opposition au projet européen est également venue des « mondialistes » : pour ces derniers, les frontières mêmes entre les civilisations devaient en effet s’effacer à l’intérieur d’un monde de plus en plus intégré et la construction d’une Europe unie ne pouvait qu’entraver un tel processus. Avant même d’exister, la communauté européenne était ainsi accusée d’être trop vaste et trop limitée, trop ouverte et trop fermée.

L’intérêt de cette mise en perspective est de révéler que l’Europe n’est pas seulement l’autre de la Nation. On lui reproche également de chercher à constituer une sorte de nouvelle patrie en grand.

Dans la deuxième partie, le livre se concentre sur les résistances à la construction européenne depuis 1950 jusqu’au Traité de Maastricht. Ce n’est plus l’idée européenne mais l’Europe en train de se faire qui est alors critiquée.

Certaines spécificités nationales nourrissent l’opposition à l’Europe et lui donnent chaque fois une couleur et une orientation particulières. En France, par exemple, c’est la conception classique de la souveraineté, comme expression de la volonté générale, qui rend pour beaucoup inconcevable l’exercice d’un pouvoir à plusieurs États. En Grande-Bretagne, c’est au nom du destin impérial de l’Angleterre que l’Europe est rejetée ; les pays du Nord craignent surtout pour le modèle social auquel ils s’identifient.  Pour l’auteur « l’euroscepticisme », au singulier du moins, n’existe pas.

Cette deuxième partie est aussi l’occasion d’étudier précisément l’attitude des partis politiques et de certains groupes organisés face à l’intégration européenne. En suivant les aléas de la politique européenne des partis, B. Bruneteau montre notamment que cette politique n’exprime pas seulement l’idéologie du parti, mais constitue souvent une manière de se positionner dans le jeu politique intérieur.

La troisième partie du livre, porte sur les résistances actuelles à l’Union européenne et à la monnaie unique.

D’abord les formes d’opposition à l’Union européenne sont essentiellement diverses. Non seulement ce qu’on appelle « l’euroscepticisme » varie d’une nation à l’autre, mais à l’intérieur même d’un pays les motifs de parler contre l’Europe peuvent être différents. Certains en voudront à l’U.E. de ne pas leur avoir apporté le confort ou le bien-être matériel attendu (critique utilitariste). D’autres s’en prennent à l’Europe comme à un système de domination des plus riches ou des élites méprisant le peuple (critique protestataire qui se retrouve, notamment, à gauche). D’autres fustigent l’U.E. au nom de l’identité nationale qu’elle contribuerait activement et délibérément à dissoudre.

Une telle diversité peut être dissimulée par des formules ou des slogans plus ou moins communs, mais elle demeure toujours présente au milieu du fracas des mécontentements. Dès lors pour l’auteur une alliance de tous les opposants à l’Union, qui conduirait à son démembrement, reste très improbable.

Mais l’auteur avance une seconde thèse en suggérant que, dans plus d’un cas, le discours contre l’Europe est l’expression d’une attitude illibérale plus ou moins assumée. L’Union Européenne est rejetée comme figure, non seulement du libéralisme économique, mais du libéralisme politique.

Cette thèse concerne certains mouvements politiques nationalistes ou issus de la gauche protestataire. L’Europe est accusée de ne pas être démocratique mais confiée à des fonctionnaires, sourds aux volontés du peuple.  Elle répartit le pouvoir entre le gouvernement national et les institutions européennes ; L’Europe, c’est le pouvoir divisé et donc affaibli : voilà ce qu’on lui reproche. Or, cette critique oublie ou méconnaît volontairement le fait que la démocratie libérale repose précisément sur certaines divisions essentielles, notamment la division entre des pouvoirs qui non seulement se limitent les uns les autres mais sont contraints d’avancer les uns au contact des autres

À regarder en arrière à partir de notre situation contemporaine, on est en effet frappé par la continuité des résistances à l’Union, par la récurrence des thèmes et par la persistance de certains slogans. La question est alors de savoir comment interpréter une telle continuité historique, car l’Europe existe désormais.

Ce qui distingue, plus que tout, la période actuelle, c’est que la critique de l’Union est formulée dans un contexte d’affaiblissement général de la démocratie représentative. On assiste depuis plusieurs décennies à une perte d’efficacité des institutions politiques et à une perte de confiance dans ces institutions. La critique de l’Europe devient l’exutoire de ce désarroi démocratique. Ce qui lui donne une vigueur particulière : on fixe sur l’Europe un malaise bien plus large vis-à-vis de la représentation. En ce sens oui, il y a quelque chose d’inédit dans notre expérience. On retombe alors sur l’idée que nous ne traversons non pas tant une crise de l’Europe, qu’une crise de la démocratie en Europe.

Pour B. Bruneteau, les oppositions à l’Union Européenne sont fortes, mais sans doute pas de nature à faire céder l’Union.   C’est la conclusion logique d’une analyse qui a mis au jour ce qu’il y a de problématique dans la haine de l’Europe, c’est-à-dire le ressentiment contre la démocratie représentative et libérale telle que les siècles passés l’ont édifiée.

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