Jan 23

De la massification à la démocratisation de l’école : comment les pays européens gèrent l’hétérogénéité des élèves ?

ecole_primmaire-1313155713Carte scolaire, décrochage scolaire, redoublement, mixité sociale, ….Autant de points sensibles dont souffrent notre système scolaire aujourd’hui ! L’école française, derrière des résultats d’ensemble assez moyens, se révèle parmi les plus inégalitaires des pays développés, celle où l’origine sociale des élèves influe le plus sur leurs résultats scolaires. Elle produit en outre un nombre important d’élèves en grand échec scolaire et, alors que son fonctionnement est élitiste, s’avère incapable de former une élite suffisamment fournie.

La France a certes réussi en plus d’un siècle à massifier l’accès à l’école mais elle peine à répondre au défi de la démocratisation, qui consisterait à donner un égal accès à tous à la réussite scolaire.

Pourtant, des pays économiquement comparables au nôtre y parviennent. Ils forment une élite plus large tout en réduisant fortement le nombre de leurs élèves en grand échec scolaire. Ils diminuent aussi la relation entre origine sociale et réussite scolaire. Or les études comparatives établissent que la justice d’un système est la condition de sa performance, et ceci à tous les niveaux. De même, la mixité sociale de ses établissements et de ses classes est, avec la continuité du parcours scolaire, une condition essentielle de cette justice.

Une lecture attentive des résultats des différentes enquêtes PISAfait apparaître l’existence de régularités entre les systèmes scolaires de pays de performances similaires. Autrement dit, la question de l’hétérogénéité sociale et scolaire entre établissements (ce qu’on appelle en France la « carte scolaire ») et de sa gestion en leur sein (groupes et classes de niveau, classes à projet, groupes de « remédiation », redoublement, etc.) font système.

Dans les analyses ci-dessous, cette note de Terra Nova s’appuie sur la typologie élaborée par Nathalie Mons en 2004 à partir des résultats des études PISA 2000 et PISA 2003 . Entre 2003 et 2012, plusieurs pays ont entrepris des réformes de leurs systèmes éducatifs, avec des effets parfois positifs comme en Allemagne ou en Pologne, parfois négatifs comme en Suède.

–  LA GESTION DE L’HETEROGENEITE à l’intérieur DES ETABLISSEMENTS

Dans ce domaine, quatre grands modèles émergent des études comparatives.

Le modèle de la séparation (Allemagne, Belgique, Autriche, Suisse, Hongrie). La sélection se fait à 11 ans, à la fin de l’école primaire, avec des filières relativement étanches dès l’entrée au collège.

Les classes de niveau sont la règle, l’enseignement individualisé et la personnalisation des apprentissages y sont peu développés et le recours au redoublement est important. Ce modèle accentue fortement les inégalités scolaires et sociales, ses résultats d’ensemble sont moyens ou médiocres, avec beaucoup d’échec scolaire et une élite réduite. Par l’enfermement précoce des élèves dans des filières ségrégatives qu’il produit, il est sans doute le moins démocratique.

Le modèle de l’intégration uniforme (France, Grèce, Chili, Pérou). La sélection se fait à 15-16 ans en fin de collège. On y pratique le redoublement, mais dans une moindre mesure que dans le modèle précédent. Les classes sont en général hétérogènes dans le Primaire et de niveau au collège ;avec, dans le cas de la France, des « filières cachées » induites par les classes à projet (européennes, musique, danse, « bilangues », etc.) et les choix d’options (langues vivantes, langues rares, options culturelles et sportives). La « personnalisation » des apprentissages se fait en général au travers de dispositifs de «remédiation » : les élèves peu performants sont regroupés en petits groupes de niveau « faible » et bénéficient, en dehors du groupe classe, d’une heure ou deux par semaine, en général en mathématiques ou en français, pendant lesquelles le professeur revient sur les apprentissages non acquis. Ce modèle s’avère moyennement performant. Ses résultats d’ensemble sont très moyens, beaucoup d’élèves y restent en grande difficulté. Ce modèle n’est ni vraiment élitiste ni réellement démocratique : il produit à la fois de grandes inégalités scolaires et sociales, et une élite scolaire peu nombreuse.

Le modèle de l’intégration à la carte (Royaume-Uni, Etats-Unis, Nouvelle-Zélande, Australie). La sélection se fait également en fin de collège. Un large recours à la «personnalisation des apprentissages » prend des formes diverses, comme le travail en ateliers, le monitorat entre élèves ou le tutorat par des professeurs ; et, ponctuellement, par la mise en place de groupes de niveau interclasses : dans certaines disciplines importantes, des élèves d’un même niveau de différentes classes sont regroupés dans des groupes de niveaux homogènes (setting-traking en anglais). Le redoublement y est exceptionnel. Ce modèle est moyennement performant, mais c’est celui qui produit l’élite la plus fournie, et les inégalités scolaires d’origine sociale y sont également très fortes. C’est le modèle le plus élitiste.

Le modèle de l’intégration personnalisée (pays du nord de l’Europe et du Sud-est asiatique). C’est la forme la plus achevée de gestion de l’hétérogénéité. La sélection s’y fait aussi en fin de collège et le redoublement n’y est pas autorisé. Les classes sont hétérogènes avec un large appel à l’enseignement individualisé ou personnalisé, mais toujours à l’intérieur de la classe : pédagogies coopératives et tutorat par des professeurs. Un pilotage pédagogique serré y est pratiqué : des bilans très réguliers sont faits au sein des équipes pédagogiques (au moins une fois toutes les six semaines) avec des adaptations continuelles aux progrès et difficultés des élèves. Ce modèle s’avère très performant, avec de très bons résultats d’ensemble et la formation d’une élite large, bien qu’un peu moins nombreuse que dans le modèle précédent et, surtout, très peu d’élèves en grande difficulté. C’est le modèle le moins inégalitaire.

 – LA GESTION DE L’HETEROGENEITE entre LES ETABLISSEMENTS

Quatre grands modèles émergent également des études comparatives internationales.

La carte scolaire stricte(pays du sud-est asiatique) : le domicile de l’élève le contraint à suivre sa scolarité dans l’établissement de proximité, sans possibilité de dérogations. Globalement, à l’échelle d’un pays, ce modèle s’avère à la fois équitable (il favorise les élèves faibles) et efficace (il donne de bons résultats d’ensemble), mais il nécessite de la part de la population l’acceptation d’un certain niveau de contrainte et l’absence de concurrence réelle avec un système d’enseignement privé.

La carte scolaire stricte avec dérogations (France, Portugal, Allemagne, Autriche, 3/4 des districts américains) : le domicile donne accès prioritaire à l’établissement du secteur scolaire, avec la possibilité de demander une dérogation pour un autre établissement disposant de possibilités  d’accueil sur la base de critères pédagogiques ou de convenances familiales. En France, les critères de dérogation restent en partie opaques et panachent, selon les niveaux d’étude, les périodes et les départements, critères objectifs (sociaux, de santé, de fratrie, résultats scolaires) et convenances familiales. Ce modèle est le plus inégalitaire de tous car il favorise les familles les plus averties, celles qui disposent des informations, des réseaux et de la possibilité de recourir aux dérogations de par leur position sociale.

Le libre choix régulé (Danemark, anciennement Suède, ¼ des districts américains) : la localisation du domicile donne accès à plusieurs établissements de proximité, dans la limite de quotas de niveaux scolaires permettant de répartir l’hétérogénéité des élèves sur un secteur élargi comprenant plusieurs établissements avec, dans le cas des collèges, mutualisation des options et des dispositifs sur le territoire regroupant les établissements concernés (régulation par l’aval). Aux Etats-Unis, des quotas sociaux ou ethno-raciaux ont été imposés au recrutement de certains établissements. Les effets pervers de ce système (baisse de la qualité de l’enseignement, sentiment d’injustice des « blancs pauvres ») ont amené les responsables éducatifs américains à le remplacer progressivement par celui des « percentage plans », qui impose à un établissement convoité de recruter le même pourcentage d’élèves dans toutes les écoles d’un large bassin de recrutement, socialement et donc scolairement hétérogène (régulation par l’amont). Ce modèle, qui favorise ou impose l’hétérogénéité, se révèle scolairement le plus équitable car il permet de réduire les inégalités tout en tenant compte du contexte local. En France, la possibilité donnée par la loi Peillon de signer des contrats tripartites entre l’Etat, la collectivité de rattachement et les établissements scolaires ouvre la voie à des expérimentations de régulation par l’aval de la mixité sociale, en particulier dans les collèges8. Un projet de décret prévoit que ces contrats tripartites pourraient être passés avec plusieurs collèges, dans le cadre d’un secteur élargi de manière à gérer en commun les demandes des familles et la  mixité sociale des établissements.

Le libre choix total (Royaume-Uni, Belgique, Suède depuis peu, certains pays d’Europe centrale, Australie, Nouvelle-Zélande, enseignement privé en France) : la liberté des familles de choisir un établissement est apparemment totale. De fait, c’est le chef d’établissement qui choisit les élèves (système de file d’attente ou sélection par niveau scolaire ou par critères plus opaques). Ce modèle est, dans certains pays, le fruit de compromis historiques entre communautés religieuses, et dans d’autres (Océanie, Europe centrale) l’effet de politiques néolibérales. Dans ce dernier cas, les effets de ces politiques ont été décevants pour ceux qui en attendaient une amélioration des résultats des élèves du fait de la mise en concurrence des établissements. Ce modèle est très inéquitable et globalement peu efficace, sauf pour les très bons élèves rassemblés dans quelques établissement d’excellence.

La concurrence entre établissements scolaires, par le biais de la possibilité de déroger à la carte scolaire dès l’entrée en maternelle, des classes à projet et des options au collège, favorise l’évitement social et la ségrégation, puissants facteurs d’iniquité et d’inefficacité scolaires pour notre pays.

L’alternative politique est aujourd’hui d’entretenir ce système ou bien de prendre à bras-le corps la question de la gestion de la diversité sociale et de l’hétérogénéité scolaire des établissements et des classes. Seul le modèle du libre choix régulé pour l’affectation des élèves semble compatible avec ce second choix.

 En conclusion, La France n’a ni modernisé son système éducatif dans les années 1980, contrairement aux pays du Nord de l’Europe et aux pays anglo-saxons ; ni tiré les leçons de PISA 2000 et 2003, contrairement à l’Allemagne, l’Italie, les Etats-Unis et d’autres nations. La tendance actuelle, aussi bien à gauche qu’à droite, serait de vouloir privilégier le modèle anglo-saxon des années 1980, celui de l’intégration à la carte pour la gestion de l’hétérogénéité scolaire au sein des établissements et du libre choix au niveau de la carte scolaire.

Ainsi, et comme la droite l’avait promis lors de la campagne présidentielle, la liberté de choix au niveau de la carte scolaire a été élargie pour les familles dès la rentrée de 2007, notamment celles des élèves « méritants » des quartiers populaires ; elle met en place des « internats d’excellence », un grand nombre d’élèves de bon niveau scolaire sont ainsi partis des établissements des quartiers populaires, accentuant ainsi leur ghettoïsation. Par ailleurs, rien n’a été fait pour endiguer l’ouverture de classes de niveau ou classes à « profil », les établissements des quartiers populaires étant même encouragés à y recourir via les classes à « projet ». Le DIMA, dispositif dérogatoire, a permis à des élèves de 14 ans d’aller en apprentissage, Dominique de Villepin proposant même que cela soit généralisé (2005). Les effets de cette politique ségrégative se sont rapidement fait sentir puisque les résultats de la France se sont dégradés entre 2003 et 2012 (PISA) avec une légère élévation du nombre d’élèves très performants et un accroissement assez conséquent du nombre d’élèves en grande difficulté, « … ce qui sous-tend que le système s’est principalement dégradé par le bas ».

Suite à son élection victorieuse de 2012, la gauche en finit avec les « internats d’excellence », recule l’âge d’accès au DIMA à 15 ans. Toutefois, elle ne revient pas sur les dispositifs permettant d’élargir le choix des familles au niveau des établissements, n’abroge pas la 3ème Prépa-pro (classe qui regroupe des élèves en difficulté scolaire afin de les préparer à l’accès à la seconde professionnelle), ni les classes de 4ème et 3ème technologiques. Les « parcours » évoqués dans la loi Peillon du 8 juillet 2013 peuvent laisser penser que la gauche a pour projet de mettre en place de façon ponctuelle des groupes de niveau à l’intérieur des classes comme c’est le cas dans le modèle de l’intégration à la carte.

Si la France souhaite améliorer significativement ses performances globales, remédier à l’échec scolaire et réduire les inégalités d’accès à la réussite scolaire, elle aurait intérêt à s’investir de façon conséquente dans l’enjeu de la gestion de l’hétérogénéité : entre les établissements par la mise en place d’une carte scolaire dite du « libre choix régulé » qui permet de réguler localement la mixité sociale ; au sein même des établissements par la suppression du redoublement et la diversification des offres de personnalisation et d’individualisation des apprentissages à l’intérieur de la classe. Seule une politique globale et volontariste pourrait durablement changer le paysage scolaire français.

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